La nouvelle loi française contre la haine en ligne vise les incitations à la haine, la violence, les discriminations, les injures à caractère raciste ou encore religieux. Si elle venait à être adoptée dans l'état actuel, elle bannirait également les messages, vidéos ou images constituant des provocations à des actes de terrorisme, faisant l’apologie de tels actes ou comportant une atteinte à la dignité de la personne humaine. Sont visés aussi par cette loi les contenus constitutifs de harcèlement, proxénétisme ou pédopornographie.
En juillet 2019, les députés ont voté la proposition de loi (par 434 voix pour, 33 contre et 69 abstentions). La mesure phare, copiée sur le modèle allemand et votée le jeudi dernier à l’Assemblée nationale, fait obligation aux plateformes et moteurs de recherche (Facebook, Twitter, Google, etc.) de retirer les contenus « manifestement » illicites sous 24 heures, sous peine d'être condamnés à des amendes allant jusqu'à 1,25 million d'euros. La proposition de loi est désormais passée à l'examen du Sénat.
De leur côté, les sénateurs réunis en commission des lois ont supprimé le 11 décembre deux dispositions du texte, jugées excessives et surtout irrespectueuses du droit. Les deux mesures mises en cause sont :
Le délai d’action des plateformes en cas de signalement d’un contenu haineux : dans le texte porté par la députée Lætitia Avia, membre de la majorité présidentielle, il était question de sanctionner les plateformes d’une peine de prison d’un an et jusqu’à 250 000 euros d’amende s’il est établi qu’elles n’ont pas retiré un contenu haineux dans un délai de 24 heures après la notification. Pour les sénateurs, si l'intention est certes louable et s'il est normal de responsabiliser les grandes plateformes, la rédaction proposée reste encore juridiquement très inaboutie à ce stade :
- Tel qu'il est envisagé, ce dispositif reste déséquilibré et ne manquera pas d'entraîner de nombreux effets pervers : « sur-censure » (blocage de propos pourtant licites par précaution), contournement du juge, délégation de la police de la liberté d'expression en France à des plateformes étrangères.
- L'application concrète de ce nouveau délit n'est pas réglée (problèmes d'imputabilité et preuve de l'intentionnalité), au point que certains représentants du parquet parlent ici de « droit pénal purement expressif ».
- Le délai couperet de 24 heures pose également problème : il interdit de prioriser entre les contenus les plus nocifs qui ont un caractère d'évidence et doivent être retirés encore plus rapidement (terrorisme, pédopornographie) et ceux nécessitant d’être analysés pour en apprécier le caractère « manifestement illicite » (les infractions de presse qui dépendent beaucoup de leur contexte : ironie, provocation...).
En outre, selon la Commission européenne, ce dispositif viole plusieurs principes majeurs du droit européen (libre prestation des services de la société de l'information et responsabilité aménagée des hébergeurs résultant de la directive e-commerce ; liberté d'expression garantie par le Charte des droits fondamentaux). Face au risque de censure, cette nouvelle sanction pénale inapplicable et contraire au droit européen ne peut qu’être supprimée, à ce stade, par le Sénat.
Toutefois, les sénateurs estiment que certaines dispositions intéressantes de l'article 1er méritent d’être conservées et améliorées, en les intégrant au régime général prévu par la LCEN :
- la substitution de messages informatifs aux contenus illicites retirés, et la possibilité de leur conservation pour les enquêtes judiciaires ;
- l’ajout des injures publiques à caractère discriminatoire et du négationnisme aux contenus devant faire l’objet d’un dispositif technique de notification spécifique mis en place par les hébergeurs.
Il faut noter que ce ne sont pas là des avis isolés. En effet, la Commission européenne a émis un avis acerbe sur certaines dispositions de la proposition. De même, pour Roseline Letteron, professeure de droit public à l’université Paris-Sorbonne, l'impression générale de cette proposition de loi est « celle d'une proposition "hors sol", rédigée à la hâte par des juristes amateurs, ignorant tout du contexte européen d'un ensemble normatif relevant pourtant du droit de l'Union. Il est probable que la Commission a dû être agacée par cette situation, comme elle a dû être agacée par la maladroite tentative de lui forcer la main en lui transmettant le texte extrêmement tardivement, après son vote par l'Assemblée nationale. Devant la fermeté de sa réponse, les autorités françaises peuvent essayer de rendre le texte conforme au droit européen par des amendements déposés devant le Sénat. Elles peuvent aussi laisser la majorité sénatoriale le saborder joyeusement, et ne rien faire, le laisser tomber dans les oubliettes du Palais du Luxembourg. C'est sans doute ce qui peut arriver de mieux à cette intempestive proposition de loi ».
Lutte contre la remise en ligne d’un contenu haineux déjà censuré : les sénateurs ont adopté un amendement qui supprime l'obligation mise à la charge des plateformes d’empêcher, de façon générale et indiscriminée, la réapparition de contenus haineux illicites déjà retirés ("notice and stay down", manifestement contraire au droit de l'Union européenne.
Source : Sénat (1, 2)
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