
Depuis 2020, le ministère américain de la Justice et plusieurs États fédérés s’attaquent à Google, accusé d’avoir illégalement maintenu son monopole sur la recherche en ligne. Les arguments du gouvernement étaient clairs : en payant chaque année des milliards de dollars à des partenaires comme Apple ou Samsung pour être installé par défaut, Google aurait verrouillé le marché et empêché toute concurrence sérieuse.
Après un long procès de dix semaines en 2023 et plusieurs audiences en 2024, le juge Mehta avait déjà conclu que Google avait abusé de sa position dominante. Restait la question cruciale : quelles mesures correctives imposer ? Les autorités réclamaient des remèdes spectaculaires, allant jusqu’à exiger la vente du navigateur Chrome ou l’interdiction pure et simple de rémunérer des partenaires pour obtenir une place par défaut.
Or, la décision finale, rendue fin août 2025, a largement écarté ces scénarios radicaux. Google échappe à un démantèlement et conserve son modèle économique central, celui des paiements de distribution. Pour beaucoup d’observateurs, ce jugement ressemble davantage à un avertissement symbolique qu’à une véritable sanction.
Les concessions imposées à Google
La décision n’est pas totalement dénuée de contraintes. Le juge a exigé plusieurs ajustements censés rééquilibrer le marché. Google devra mettre fin à certaines clauses d’exclusivité qui empêchaient les constructeurs de proposer d’autres moteurs de recherche. L’entreprise sera aussi contrainte de partager une partie de ses données de recherche avec ses concurrents, une première dans l’histoire du numérique.
Ces données pourraient nourrir les efforts de rivaux comme Microsoft avec Bing, DuckDuckGo, ou encore les nouveaux entrants dans l’IA générative tels qu’OpenAI ou Perplexity. L’objectif affiché est de permettre à ces acteurs de développer des moteurs ou assistants capables de rivaliser.
Enfin, sur le terrain d’Android, Google ne pourra plus forcer les fabricants à préinstaller l’ensemble de ses applications pour avoir accès au Play Store. Une mesure qui pourrait ouvrir la porte à une diversification des écosystèmes mobiles.
Mais ces obligations restent limitées. Google conserve le droit de rémunérer ses partenaires pour rester le moteur par défaut, une pratique qui représente le cœur de sa domination.
« Google est tenu responsable », a déclaré Abigail Slater, responsable antitrust du ministère américain de la Justice, dans un message publié sur X. « Le tribunal n'a pas ordonné toutes les mesures que nous avions demandées, et nous évaluons actuellement nos options. Mais le tribunal a reconnu la nécessité de mesures correctives qui rétabliront la concurrence et réouvriront le champ de jeu numérique, stimulant ainsi les investissements et l'innovation qui permettront à l'Amérique de rester à la pointe de la technologie dans la prochaine ère. »
L’intelligence artificielle comme argument central
Le rôle de l’intelligence artificielle a profondément influencé le jugement. Le juge Mehta a reconnu que l’émergence des modèles génératifs bouleversait déjà l’équilibre du marché de la recherche. Des outils comme ChatGPT, Gemini ou Claude se rapprochent de plus en plus de fonctions de moteurs de recherche, capables de répondre directement aux requêtes des utilisateurs sans passer par des pages de résultats classiques.
Dans ce contexte, imposer un remède radical comme le démantèlement de Chrome aurait, selon le juge, risqué de freiner l’innovation et de désavantager les États-Unis dans une course technologique stratégique. Cette vision illustre un dilemme récurrent : comment sanctionner une position dominante sans entraver l’évolution d’un secteur où les mutations sont rapides ?
Google, de son côté, a salué une décision qui, selon lui, prend acte de cette transformation du marché. Mais la firme s’inquiète du partage de données, qu’elle présente comme un risque potentiel pour la confidentialité de ses utilisateurs.
Une victoire pour Apple, un revers pour Washington
L’un des grands bénéficiaires indirects du jugement est Apple. En maintenant la possibilité pour Google de continuer à payer pour une position par défaut, le juge sécurise une source majeure de revenus pour l’entreprise de Cupertino. Selon les estimations, ces accords rapportent environ 20 milliards de dollars par an à Apple, qui peut ainsi renforcer son segment « services », de plus en plus surveillé par les régulateurs mondiaux.
Pour le gouvernement américain, en revanche, c’est un coup dur. La décision est perçue comme un échec dans la volonté de mettre au pas les géants de la Silicon Valley. Après des revers face à Microsoft dans le rachat d’Activision Blizzard ou à d’autres entreprises devant la FTC, l’exécutif accumule les défaites. Certains analystes parlent même d’une stratégie antitrust en déroute, incapable de contrer les tactiques de domination des Big Tech.
Des critiques se sont rapidement élevées. Gabriel Weinberg, fondateur de DuckDuckGo, estime que les mesures imposées « ne vont pas assez loin » et permettent à Google de continuer à exploiter son avantage historique. Pour de nombreux observateurs, l’image d’un « coup de règle sur les doigts » résume bien l’impression générale.
Une réaction enthousiaste des marchés
Les investisseurs, eux, n’ont pas attendu pour applaudir la décision. Dès l’annonce du jugement, l’action Alphabet a grimpé de près de 6 % en préouverture, tandis qu’Apple gagnait plus de 3 %. Pour les marchés financiers, le message est clair : le modèle économique qui fait la force de Google n’est pas remis en cause.
Cette réaction traduit la conviction que le statu quo perdure. En protégeant les flux financiers entre Google et ses partenaires, la justice rassure les actionnaires sur la continuité d’une mécanique bien huilée.
Plusieurs concurrents de Google ont critiqué cette décision, estimant qu'elle n'allait pas assez loin
L'un d'eux est DuckDuckGo qui s'est exprimée via son PDG. Voici un extrait de son billet :
De nombreuses idées visent à contrer l'avantage de Google en matière de distribution, mais nous pensons qu'il est tout aussi important de s'attaquer à son avantage en termes d'échelle. Les accords de distribution exclusifs de Google signifient que l'entreprise traite beaucoup plus de requêtes que ses concurrents, ce qui lui confère un avantage en termes d'échelle. L'avis de la cour quantifie cette disparité :
Plus d'utilisateurs signifie plus d'annonceurs, et plus d'annonceurs signifie plus de revenus... La taille de Google signifie non seulement qu'il voit plus de requêtes que ses concurrents, mais aussi plus de requêtes uniques, appelées « requêtes à longue traîne ». Pour illustrer ce point, le Dr Whinston a analysé 3,7 millions de phrases de requêtes uniques sur Google et Bing, montrant que 93 % des phrases uniques n'étaient vues que par Google, contre 4,8 % vues uniquement par Bing.
Comme le décrit le tribunal, l'avantage de Google en termes d'échelle alimente une puissante boucle de rétroaction de différents effets de réseau qui garantissent un « déficit perpétuel en termes d'échelle et de qualité » pour ses concurrents, ce qui renforce l'avantage de Google.
Le moyen le plus efficace et le plus rapide d'uniformiser les règles du jeu consiste pour Google à donner accès à ses résultats de recherche via des API (interfaces de programmation d'applications) en temps réel, à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires (FRAND). Cela signifie que pour toute requête pouvant être saisie dans un moteur de recherche, un concurrent aurait accès aux mêmes résultats de recherche : tout ce que Google afficherait sur sa propre page de résultats de recherche en réponse à cette requête. Si Google était contraint d'accorder des licences pour ses résultats de recherche de cette manière, cela permettrait aux moteurs de recherche existants et aux nouveaux entrants potentiels sur le marché de s'appuyer sur les différents modules et index de Google et d'offrir aux consommateurs des alternatives plus compétitives et innovantes.
Une deuxième préoccupation potentielle est que les résultats à longue traîne sur les principaux moteurs de recherche pourraient être similaires dans certains cas, mais il s'agit là d'une caractéristique et non d'un bug. L'avantage de Google en termes d'échelle lui permet de déterminer quels liens obscurs devraient être mieux classés. Nous devons donc nous attendre à ce que certains résultats deviennent plus similaires lorsque des moteurs de recherche plus petits intègrent ces informations. Cependant, l'octroi de licences selon les conditions FRAND devrait également permettre aux moteurs de recherche concurrents de reclasser et de mélanger les résultats avec d'autres contenus, ce qui leur permettra de produire des algorithmes de classement différents à partir des mêmes résultats de recherche de haute qualité.
Une troisième préoccupation concerne le fait que les index des concurrents pourraient devenir trop dépendants de Google. Cependant, si tous les résultats obtenus via les API peuvent également être utilisés pour créer des index de recherche, cela garantirait la viabilité et l'indépendance à long terme des concurrents. Pour notre part, nous irions encore plus loin dans cette voie. Ce processus pourrait être accéléré si les API donnaient également accès aux signaux de classement anonymes de Google (par exemple, la fréquence et la rapidité avec lesquelles les utilisateurs cliquent en retour après avoir visité un lien), ce qui permettrait d'ajuster encore plus rapidement les index des concurrents et d...
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