
la société de médias Axel Springer estime que le blocage de pub par Adblock Plus d'Eyo constitue une violation du droit d'auteur
Une décision récente de la Cour fédérale suprême allemande (BGH) a relancé la bataille juridique sur la question de savoir si les bloqueurs de publicités basés sur les navigateurs enfreignent le droit d'auteur, suscitant des craintes quant à une éventuelle interdiction de ces outils dans le pays. Cette affaire trouve son origine dans le procès intenté par la société de médias en ligne Axel Springer contre Eyeo, le fabricant de la célèbre extension de navigateur Adblock Plus. Axel Springer affirme que les bloqueurs de publicités menacent son modèle de génération de revenus et considère que l'exécution de sites web dans les navigateurs web constitue une violation du droit d'auteur.
Depuis plus de dix ans, les bloqueurs de publicités sont devenus des compagnons incontournables pour des millions d’internautes. Des extensions comme Adblock Plus, uBlock Origin ou encore Ghostery ne se contentent pas de masquer les publicités intrusives : elles participent à une navigation plus fluide, plus rapide, et surtout plus respectueuse de la vie privée des utilisateurs. Mais en Allemagne, cette pratique bien ancrée pourrait bientôt être remise en question.
La raison ? Une nouvelle étape judiciaire dans le conflit opposant Axel Springer SE, l’un des plus grands groupes de presse européens, à la société Eyeo, éditrice d’Adblock Plus. En août 2025, la Cour fédérale de justice allemande (BGH) a ravivé ce litige en renvoyant le dossier devant la cour d’appel de Hambourg, après avoir jugé que la décision précédente avait été entachée d’erreurs juridiques.
Le cœur du litige : un site web est-il un programme protégé par le droit d’auteur ?
Le point central de l’affaire repose sur une question technique mais cruciale : lorsqu’un bloqueur de publicités modifie l’affichage d’une page web dans le navigateur, agit-il comme un outil de personnalisation légitime ou comme une violation des droits d’auteur sur un logiciel ?
Axel Springer soutient que le code HTML/CSS d'un site web est un programme informatique protégé et qu'un bloqueur de publicités intervient dans les structures d'exécution en mémoire (DOM, CSSOM, arbre de rendu). Dans cette logique, les extensions qui altèrent le rendu des sites porteraient atteinte aux droits exclusifs de reproduction et de modification des auteurs.
À l’inverse, Eyeo et une grande partie de la communauté numérique estiment que ces transformations côté utilisateur relèvent de la liberté d’usage. Après tout, un internaute adapte régulièrement son expérience : redimensionner une fenêtre, activer un mode sombre, ou même zoomer dans une page sont autant de modifications de l’affichage.
Auparavant, cette plainte avait été rejetée par un tribunal de première instance à Hambourg, mais une nouvelle décision de la Cour fédérale de justice (BGH) a jugé que le rejet antérieur était erroné et a infirmé une partie de l'appel, renvoyant l'affaire pour réexamen.
Mozilla monte au créneau
C’est dans ce contexte que Mozilla, l’organisation à but non lucratif derrière le navigateur Firefox, a décidé d’intervenir publiquement. Par la voix de son conseiller juridique principal, Daniel Nazer, Mozilla alerte sur une dérive majeure : si la BGH devait reconnaître le raisonnement d’Axel Springer, ce ne sont pas seulement les bloqueurs de publicités qui seraient concernés.
De nombreuses extensions légitimes pourraient se retrouver hors la loi :
- celles qui améliorent l’accessibilité pour les personnes en situation de handicap (lecteurs d’écran, ajustement des contrastes, réorganisation du contenu),
- celles qui renforcent la protection de la vie privée, en masquant des scripts de pistage ou en supprimant des cookies tiers,
- celles qui permettent d’adapter l’affichage à la convenance de l’utilisateur (modes sombre, filtres anti-lumière bleue, etc.).
En d’autres termes, une telle décision créerait un précédent dangereux où toute transformation du contenu affiché par un navigateur pourrait être assimilée à une violation du droit d’auteur.
Un effet dissuasif sur l’innovation
Mozilla craint surtout un effet dissuasif, souvent appelé chilling effect. Les développeurs d’extensions, mais aussi les éditeurs de navigateurs, pourraient se censurer eux-mêmes en limitant leurs fonctionnalités, par peur d’être attaqués en justice. Concrètement, cela signifie que des projets innovants – qu’il s’agisse de solutions éducatives, de filtres contre les contenus choquants, ou d’outils de personnalisation – pourraient ne jamais voir le jour. L’écosystème ouvert des navigateurs, qui a permis l’explosion d’outils variés et utiles, risquerait alors de se rétrécir drastiquement.
Voici l'argumentation de Daniel Nazer :
« Sur Internet, les utilisateurs s'appuient sur des navigateurs et des extensions pour personnaliser leur expérience du Web : protéger leur vie privée, améliorer l'accessibilité, bloquer les contenus nuisibles ou intrusifs et contrôler ce qu'ils voient. Mais une récente décision de la Cour suprême fédérale allemande risque de transformer l'un de ces outils essentiels, le bloqueur de publicités, en une responsabilité en matière de droits d'auteur, menaçant ainsi le principe plus large du choix des utilisateurs en ligne.
« Imaginez que vous regardiez la télévision et que vous alliez à la cuisine pour prendre une collation pendant une pause publicitaire. Ou que vous appuyiez sur le bouton d'avance rapide pour passer certaines publicités pendant que vous écoutez un podcast. Ou peut-être que vous recevez un journal à votre domicile et que vous constatez qu'il comprend une section spéciale composée de contenu halluciné généré par l'IA, alors vous jetez l'encart à la poubelle avant d'emporter le reste du journal à l'intérieur. Ces actes constituent-ils une violation du droit d'auteur ? Bien sûr que non. Mais si vous faites quelque chose de similaire avec une extension de navigateur, une décision récente de la Cour suprême fédérale allemande suggère que vous avez peut-être enfreint le droit d'auteur. Cette logique erronée met en péril la liberté, la vie privée et la sécurité des utilisateurs.
« Il existe de nombreuses raisons, outre le blocage des publicités, pour lesquelles les utilisateurs peuvent souhaiter que leur navigateur ou une extension de navigateur modifie une page web. Il peut s'agir de modifications visant à améliorer l'accessibilité, à évaluer l'accessibilité ou à protéger la vie privée. En effet, les risques liés à la navigation vont du phishing à l'exécution de codes malveillants, en passant par le suivi invasif, le fingerprinting et des nuisances plus banales telles que des éléments de site web inefficaces qui gaspillent les ressources de traitement. Les utilisateurs doivent disposer de navigateurs et d'extensions de navigateur qui leur offrent à la fois une protection et un choix face à ces risques. Un navigateur qui exécuterait de manière inflexible tout code fourni à l'utilisateur serait un logiciel extrêmement dangereux. Les bloqueurs de publicités ne sont qu'une pièce du puzzle, mais ils constituent un moyen important pour les utilisateurs de personnaliser leur expérience et de réduire les risques pour leur sécurité et leur vie privée.
« La récente décision de justice est le dernier développement en date d'une bataille juridique entre l'éditeur Axel Springer et Eyeo (le fabricant d'Adblock Plus) qui se déroule devant les tribunaux allemands depuis plus de dix ans. Le litige porte à la fois sur des questions de concurrence et de droits d'auteur. Jusqu'à présent, Eyeo a largement prévalu et la légalité des bloqueurs de publicités a été confirmée. Plus important encore, en 2022, la cour d'appel de Hambourg a statué qu'Adblock Plus ne violait pas les droits d'auteur des sites web, mais facilitait simplement le choix des utilisateurs quant à la manière dont ils souhaitaient que leur navigateur affiche la page.
« Malheureusement, le 31 juillet, la Cour suprême fédérale allemande a partiellement infirmé la décision du tribunal de Hambourg et renvoyé l'affaire pour complément d'instruction. La BGH (comme on appelle la Cour suprême fédérale) a demandé une nouvelle audience afin que le tribunal de Hambourg puisse fournir plus de détails sur la partie du site web (telle que le bytecode ou le code objet) qui est modifiée par les bloqueurs de publicité, si ce code est protégé par le droit d'auteur et dans quelles conditions cette interférence pourrait être justifiée.
« L'impact total de cette dernière évolution reste encore incertain. La Cour fédérale suprême rendra une décision écrite plus détaillée expliquant son jugement. Entre-temps, l'affaire a été renvoyée devant le tribunal inférieur pour un complément d'enquête. Il faudra peut-être attendre encore deux ans avant d'obtenir une réponse claire. Nous espérons que les tribunaux parviendront finalement à la même conclusion raisonnable et autoriseront les utilisateurs à installer des bloqueurs de publicité
« Nous espérons sincèrement que l'Allemagne ne deviendra pas le deuxième pays (après la Chine) à interdire les bloqueurs de publicités. Cela limiterait considérablement la capacité des utilisateurs à contrôler leur environnement en ligne et pourrait ouvrir la voie à des restrictions similaires ailleurs. Un tel précédent pourrait encourager les contestations judiciaires contre d'autres extensions qui protègent la vie privée, améliorent l'accessibilité ou renforcent la sécurité. À terme, cela pourrait freiner l'innovation dans ces domaines, pousser les fournisseurs de navigateurs à limiter les fonctionnalités des extensions et faire évoluer Internet, qui perdrait son caractère ouvert et axé sur l'utilisateur pour devenir un espace moins flexible, moins innovant et moins contrôlable par les utilisateurs ».
Une bataille qui s’annonce longue
D’un point de vue judiciaire, rien n’est encore tranché. Le renvoi de l’affaire signifie qu’il faudra plusieurs années avant qu’une décision définitive ne soit rendue. Mais dans l’intervalle, cette incertitude suffit déjà à peser sur l’écosystème numérique.
L’Allemagne deviendrait ainsi le premier pays occidental à envisager une telle interdiction, rejoignant la Chine, où l’usage de bloqueurs de publicité est restreint depuis plusieurs années.
Les enjeux économiques derrière le débat
Il ne faut pas oublier que ce débat n’est pas seulement juridique : il est avant tout économique. L’industrie publicitaire en ligne représente des milliards d’euros chaque année. Pour les groupes de presse comme Axel Springer, la publicité est une source de revenus essentielle. La montée en puissance des bloqueurs a fragilisé leur modèle économique, déjà bouleversé par la transition numérique.
Face à cette situation, deux visions s’affrontent :
- celle des éditeurs, qui considèrent que la gratuité de leurs contenus doit être financée par la publicité et que bloquer celle-ci revient à “tricher” ;
- celle des utilisateurs, qui estiment que leur expérience de navigation et leur vie privée doivent primer sur l’exposition forcée à des publicités parfois intrusives, invasives, voire malveillantes.
Une question européenne ?
L’issue de ce procès pourrait dépasser les frontières allemandes. Si la BGH établissait un précédent, d’autres pays européens pourraient être tentés d’adopter une position similaire. Cela entrerait en tension avec d’autres législations, notamment le RGPD, qui donne une importance cruciale au consentement des utilisateurs face au pistage publicitaire.
On peut donc imaginer que cette affaire, loin de rester un débat national, finisse par être portée devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), afin de clarifier l’équilibre entre droits d’auteur, protection des consommateurs et libertés numériques.
Conclusion : un choix de société plus qu’un simple débat juridique
Derrière l’affaire Axel Springer vs. Eyeo, c’est une vision d’Internet qui est en jeu. D’un côté, un modèle économique basé sur la publicité, parfois jugée invasive. De l’autre, la volonté des internautes de reprendre le contrôle de leur navigation.
La décision de la BGH pourrait redessiner l’équilibre entre droits des éditeurs et libertés des utilisateurs. Pour Mozilla, il s’agit d’un test décisif : si l’Allemagne interdit les bloqueurs de publicités, l’Europe risque d’entrer dans une ère où l’innovation en matière d’extensions serait bridée, et où la vie privée des utilisateurs serait reléguée au second plan.
En attendant le verdict, une certitude demeure : le débat ne fait que commencer.
Source : Mozilla
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