Que dit le droit européen ?
Les dix-septième à vingt-troisième considérants de la directive 91/250 énoncent :
« considérant que les droits exclusifs de l’auteur d’empêcher la reproduction non autorisée de son œuvre doivent être soumis à une exception limitée dans le cas d’un programme d’ordinateur, afin de permettre la reproduction techniquement nécessaire à l’utilisation du programme par son acquéreur légal ; que cela signifie que les opérations de chargement et de déroulement nécessaires à l’utilisation d’une copie d’un programme légalement acquis, ainsi que la correction de ses erreurs, ne peuvent pas être interdites par contrat ; que, en l’absence de clauses contractuelles spécifiques, notamment en cas de vente d’une copie du programme, toute autre opération nécessaire à l’utilisation de la copie d’un programme peut être effectuée, en conformité avec son but prévu, par un acquéreur légal de cette copie ;
considérant qu’une personne jouissant du droit d’utiliser un programme d’ordinateur ne peut être empêchée d’accomplir les actes nécessaires pour observer, étudier ou tester le fonctionnement de ce programme, à condition que ces actes ne portent pas atteinte aux droits de l’auteur du programme ;
considérant que la reproduction, la traduction, l’adaptation ou la transformation non autorisée de la forme du code sous lequel une copie de programme d’ordinateur a été fournie constituent une atteinte aux droits exclusifs de l’auteur ;
considérant, toutefois, que dans certaines circonstances une reproduction du code d’un programme d’ordinateur ou d’une traduction de sa forme au sens de l’article 4 points a) et b) peut s’avérer indispensable pour obtenir l’information nécessaire à l’interopérabilité d’un programme créé de façon indépendante avec d’autres programmes ;
considérant qu’il faut donc envisager que, dans ces circonstances bien précises uniquement, l’accomplissement d’actes de reproduction et de traduction par ou au nom d’une personne ayant le droit d’utiliser une copie du programme est légitime et conforme aux bons usages, et ne doit donc pas requérir l’autorisation du titulaire du droit d’auteur ;
considérant que l’un des objectifs de cette exception est de permettre l’interconnexion de tous les éléments d’un système informatique, y compris ceux de fabricants différents, afin qu’ils puissent fonctionner ensemble ;
considérant qu’une telle exception aux droits exclusifs de l’auteur ne doit pas être appliquée de façon à causer un préjudice aux intérêts légitimes du titulaire du droit ou à porter atteinte à une exploitation normale du programme ».
C’est sur cette base et à la demande de la cour d’appel de Bruxelles (Belgique) que la Cour de justice de l’UE se prononce : « l’article 5, paragraphe 1, de la directive 91/250/CEE du Conseil, du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, doit être interprété en ce sens que l’acquéreur légitime d’un programme d’ordinateur est en droit de procéder à la décompilation de tout ou partie de celui-ci afin de corriger des erreurs affectant le fonctionnement de ce programme, y compris quand la correction consiste à désactiver une fonction qui affecte le bon fonctionnement de l’application dont fait partie ledit programme. »
Le cas État belge contre Top System SA
Top System est une société de droit belge qui développe des programmes d’ordinateur et fournit des prestations de services informatiques. Le Selor est l’organe public responsable, en Belgique, de la sélection et de l’orientation des futurs collaborateurs des différents services publics de l’administration. À la suite de l’intégration du Selor au service public fédéral « Stratégie et Appui », l’État belge s’est substitué à celui-ci en tant que partie défenderesse dans le litige au principal. Depuis 1990, Top System collabore avec le Selor, pour le compte duquel elle fournit des prestations de développement et de maintenance informatiques.
Afin de satisfaire à ses missions, le Selor a progressivement mis en place des outils informatiques destinés à permettre l’introduction de candidatures en ligne et le traitement de celles-ci. À la demande du Selor, Top System a développé plusieurs applications qui contiennent, d’une part, des fonctionnalités provenant de son logiciel-cadre intitulé « Top System Framework » (ci-après le « TSF ») et, d’autre part, des fonctionnalités destinées à répondre aux besoins spécifiques du Selor. Le Selor détient une licence d’utilisation sur les applications développées par Top System.
Le 6 février 2008, le Selor et Top System ont conclu un contrat ayant pour objet l’installation et la configuration d’un nouvel environnement de développement, ainsi que l’intégration et la migration des sources des applications du Selor dans ce nouvel environnement. Entre le mois de juin et le mois d’octobre 2008, le Selor et Top System ont échangé des courriers électroniques au sujet de problèmes de fonctionnement affectant certaines applications utilisant le TSF.
N’étant pas parvenue à trouver un accord avec le Selor concernant la résolution de ces problèmes, Top System a, le 6 juillet 2009, introduit un recours contre le Selor et l’État belge devant le tribunal de commerce de Bruxelles (Belgique) en vue, notamment, de faire constater que le Selor s’était livré à la décompilation du TSF, en violation des droits exclusifs de Top System sur ce logiciel. Top System a également demandé à ce que le Selor et l’État belge soient condamnés à lui verser des dommages et intérêts au titre de la décompilation et de la copie des codes sources dudit logiciel, augmentés des intérêts compensatoires à compter de la date estimée de cette décompilation, soit au plus tard à compter du 18 décembre 2008.
Le 26 novembre 2009, l’affaire a été renvoyée devant le tribunal de première instance de Bruxelles (Belgique) qui, par jugement du 19 mars 2013, a, pour l’essentiel, rejeté la demande de Top System. Top System a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi, la cour d’appel de Bruxelles (Belgique). Devant celle-ci, Top System soutient que le Selor s’est livré de manière illégale à la décompilation du TSF. Selon elle, conformément aux articles 6 et 7 de la LPO, une décompilation ne peut être réalisée qu’en vertu d’une autorisation de l’auteur, ou de l’ayant droit de ce dernier, ou encore à des fins d’interopérabilité. En revanche, elle ne serait pas permise à des fins de correction des erreurs affectant le fonctionnement du programme concerné.
Le Selor reconnaît avoir procédé à la décompilation d’une partie du TSF dans le but d’en désactiver une fonction défaillante. Cependant, il fait valoir, notamment, que, conformément à l’article 6, paragraphe 1, de la LPO, il était en droit de procéder à cette décompilation dans le but de corriger certaines erreurs de conception affectant le TSF qui rendaient impossible une utilisation de celui-ci d’une manière conforme à sa destination. Le Selor invoque, en outre, son droit, au titre de l’article 6, paragraphe 3, de la LPO, d’observer, d’étudier ou de tester le fonctionnement du programme concerné afin de déterminer les idées et les principes à la base des fonctionnalités concernées du TSF dans le but de pouvoir prévenir les blocages causés par ces erreurs.
Un lien avec le droit à la réparation ?
C’est bien connu, les avancées de l’électronique n’épargnent pratiquement aucun secteur et l’automobile est même l’un de ceux dans lesquels elles ont le plus d’impact. Les tracteurs ne sont pas en reste dans ces mutations. John Deere, le constructeur de matériel agricole de notoriété mondiale, ne se prive pas des possibilités offertes par l’électronique pour mettre à disposition de ses clients des engins avec un firmware taillé sur mesure pour garder la main mise sur le service après-vente. De la nécessité bénigne de faire taire une alarme, à celle plus importante de remplacer un composant mécanique du tracteur, le seul recours des fermiers reste le constructeur, et pour cause, la moindre modification matérielle est validée par voie logicielle, ce, uniquement chez le constructeur ou un de ses partenaires.
Ce genre de pratiques est une forme de vendor lock-in ou enfermement propriétaire : une situation où un fournisseur crée une particularité, volontairement non standard, dans la machine, l'engin, le logiciel, etc., vendu. Cet état de choses empêche son client de l'utiliser avec des produits d'un autre fournisseur ou d'accéder aux caractéristiques de sa machine pour la modifier. C’est la raison pour laquelle les fermiers se procurent désormais des versions crackées de firmware sur le marché européen.
Le droit européen qui indique que « l’article 6 de la directive 91/250 introduit une exception aux droits exclusifs du titulaire des droits d’auteur sur un programme d’ordinateur en permettant la reproduction du code ou la traduction de la forme de ce code sans l’autorisation préalable du titulaire du droit d’auteur lorsque ces actes sont indispensables pour assurer l’interopérabilité de ce programme avec un autre programme créé indépendamment » apparaît donc comme un renfort en matière d’action dans la légalité pour des tiers désireux de s’extirper d’un certain enfermement propriétaire.
Source : CJUE
Et vous ?
Que vous inspire la position du droit européen en matière de décompilation de programmes informatiques par leurs acquéreurs ? En quoi est-elle pertinente ? Quels sont les aspects à améliorer ?
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