Google a remporté deux victoires au niveau des tribunaux de district aux États-Unis. Mais à chaque fois, une cour d'appel fédérale a annulé le verdict, statuant en faveur d’Oracle. La décision de la Cour d'appel du circuit fédéral de 2018 « mettra fin aux attentes de longue date des développeurs de logiciels qui espèrent être libres d'utiliser les interfaces logicielles existantes pour créer de nouveaux programmes informatiques », a fait valoir Google dans une requête adressée à la Cour suprême en janvier. L'éditeur d'Android a demandé à la Cour suprême d'entendre l'affaire, de même que les 175 entreprises, organisations à but non lucratif et individus qui ont signé 15 mémoires en justice soutenant le plaidoyer de Google.
Voici le problème urgent : quelle protection les lois américaines sur le droit d’auteur accordent-elles aux interfaces de programme d’application (API) ? Il faut dire que les API sont omniprésentes dans les logiciels actuels. Elles forment la jonction entre les différentes applications logicielles développées par différentes sociétés et développeurs indépendants qui doivent interagir de manière transparente pour fonctionner correctement.
Toutes les applications présentes sur nos smartphones se servent des interfaces pour communiquer avec les systèmes d’exploitation de nos téléphones. Si le propriétaire d'une plateforme peut revendiquer, par le biais du droit d'auteur, la propriété de ces interfaces, cela peut limiter l'innovation et la concurrence, affirme Google. Il peut non seulement déterminer qui doit écrire les logiciels sur sa propre plateforme, mais également empêcher la création de plateformes rivales. La Revue de droit sur la technologie The Harvard Journal of Law and Technology estime que l'affaire est tellement décisive qu'elle lui a consacré un « numéro spécial » complet de 360 pages l'année dernière.
« Si les décisions de la cour d'appel sont maintenues, il est probable que les entreprises dominantes du secteur du logiciel vont prendre racine », a déclaré Randy Stutz, avocat de l'American Antitrust Institute, qui soutient Google dans le litige.
L’argument de base d’Oracle est que Google a négocié l’acquisition d’une licence pour le code Java, n’a pas été en mesure de respecter les termes, puis s’est servi des parties du code. Maintenant, il est temps de passer à la caisse.
Dans leurs plaidoyers à la Cour suprême, les avocats d’Oracle ont rappelé « Qu’avant Android, chaque entreprise qui souhaitait utiliser la plateforme Java avait obtenu une licence commerciale… y compris les fabricants de smartphones BlackBerry, Nokia et Danger ».
La Cour suprême accepte de se saisir de l'affaire
Avant de décider de se saisir ou non de l'affaire, le 29 avril dernier, la Cour suprême a demandé les recommandations de l'avocat général des États-Unis (en anglais, Solicitor General of the United States) Noël Francisco (en fonction depuis le 19 septembre 2017). Le communiqué de sa décision était attendu entre la mi-septembre ou et début de décembre
L'avocat général des États-Unis est au quatrième rang de la hiérarchie du département de la Justice, après le procureur général des États-Unis (United States Attorney General), qui dirige le ministère, son adjoint, le procureur général adjoint (Deputy Attorney General) et le Procureur général associé des États-Unis (United States Associate Attorney General). Il est chargé de diriger la représentation en justice du gouvernement des États-Unis. C'est en général lui, ou son adjoint, le premier avocat général adjoint (Principal Deputy Solicitor General), qui plaide pour l'Union devant la Cour suprême, soit parce que celle-ci est partie au procès, soit qu'elle ait souhaité intervenir, soit que la Cour suprême ait sollicité son avis.
À la question de savoir si la Cour suprême devait se saisir de l'affaire, l'avocat général a estimé que non, arguant que la Cour d'appel du circuit fédéral était parvenue au bon résultat en jugeant que les logiciels pouvaient être protégés par le droit d'auteur.
Mais d'autres n'étaient pas d'accord. Un certain nombre de juristes, de groupes d'intérêt public et de sociétés de logiciels ont pesé dans le dossier, nombre d'entre eux ont affirmé que la décision du Circuit fédéral serait préjudiciable à l'industrie du logiciel. Microsoft, par exemple, a fait valoir que la décision « menace la viabilité de l'écosystème logiciel interconnecté ».
Un groupe de juristes a souligné que différentes cours d'appel avaient abouti à des opinions contradictoires sur le statut juridique des API. Cette situation, appelée « division de circuit », crée une incertitude quant à la manière dont la loi sera appliquée à l'avenir. Les juristes ont exhorté la Cour suprême à se saisir de l’affaire afin d’établir une norme juridique uniforme à l’échelle nationale.
La Cour suprême semble avoir trouvé ces arguments convaincants puisqu'elle a décidé vendredi 15 novembre de prendre cette affaire. Ce n'est que le 31 janvier que la Cour suprême a fixé le calendrier des audiences de mars 2020 et que les deux entreprises ont appris qu'elles seront entendues le 24 mars.
L'administration Trump soutient Oracle
En raison du grand impact que l’issue de ce procès pourrait avoir sur l’univers informatique, plusieurs des plus grandes entreprises américaines ont pris parti pour Google dans cette affaire. Si la Cour venait à proclamer une victoire d’Oracle prochainement, Google paierait des milliards de dollars en dédommagement. Les amicus curiae se sont multipliés. Il s'agit de personnalités ou d'organismes, non directement liés aux protagonistes d'une affaire judiciaire, qui proposent au tribunal de lui présenter des informations ou des opinions pouvant l'aider à trancher l'affaire, sous la forme d'un mémoire (un amicus brief), d'un témoignage non sollicité par une des parties, ou d'un document traitant d'un sujet en rapport avec le cas.
C'est ainsi que des entités comme Microsoft, l'Electronic Software Foundation, American Antitrust Institute, 72 spécialistes de la propriété intellectuelle, Developers Alliance, IBM, Python Software Foundation, ont apporté leur soutien à Google. Même certains groupes moins intuitifs ont déposé des mémoires pour soutenir Google, notamment l'Auto Care Association et le fabricant de cartouches d'imprimante Static Control Components.
D'autres analyses suggèrent qu’une victoire d’Oracle rendra plus difficile la coexistence de projets orientés open source avec un tel code. Par contre, une victoire de Google permettra aux développeurs de continuer à répliquer le code, y compris par l'utilisation ouverte continue des API, qui sont des moyens par lesquels les programmes définissent comment d'autres programmes peuvent communiquer avec eux. Selon IBM, cela nuira aux entreprises et à l’innovation.
Du côté de l'administration Trump, le son de cloche est différent : le bureau du solliciteur général a apporté son soutien à Oracle. Le solliciteur général des États-Unis est le quatrième plus haut rang officiel du Département américain de la Justice. Le solliciteur général des États-Unis représente le gouvernement fédéral des États-Unis devant la Cour suprême des États-Unis. Il dépose des mémoires amicus curiae dans les cas juridiques où le gouvernement fédéral a un intérêt important.
Dans le cas d'espèce, il a estimé que :
- Les arguments de Google en matière de politique sont « non convaincants » et que les API dont il est question sont protégées par le droit d'auteur. « La copie textuelle du code informatique d'origine (d'Oracle) par Google dans un produit commercial concurrent n'était pas une utilisation équitable ».
- Il a également rejeté les arguments de Google concernant l'interopérabilité, notant que Google « avait conçu sa plateforme Android d'une manière qui la rendait incompatible » avec la plateforme Java.
À un stade antérieur du litige, l'administration Obama a adopté une position similaire, exhortant la Cour suprême à ne pas accepter l'appel de Google.
Le ministère de la Justice a donc exhorté la Haute Cour à se prononcer en faveur d'Oracle dans le cas que Google a qualifié de « cas de droit d'auteur de la décennie ». Le ministère a fait valoir que Google a violé la loi sur le droit d'auteur lorsque la grande enseigne de la technologie a copié 11 500 lignes de code Oracle il y a plus de 10 ans. La position de l'administration Trump pourrait avoir des conséquences d'une grande portée alors que la haute cour pèse les limites extérieures de la loi sur le droit d'auteur à l'ère numérique.
Le mémoire de l'administration de Trump est intervenu mercredi alors que le fondateur d'Oracle, Larry Ellison, a ouvert une campagne de financement pour le président Donald Trump dans son domaine du sud de la Californie.
La nouvelle de la collecte de fonds a incité des employés Oracle généralement politiquement réservés à appeler publiquement Ellison à annuler cette collecte, affirmant que le président ne reflétait pas les valeurs de l'entreprise. Des employés Oracle ont lancé une pétition de Change.org, qui a réuni plus de 8500 signatures, où ils ont a également demandé à Ellison d'annuler la collecte de fonds :
« Nous sommes déçus que le soutien du fondateur et CTO d'Oracle Larry Ellison à Donald Trump ne reflète pas les valeurs fondamentales d'Oracle que sont la diversité, l'inclusivité et la conduite éthique des affaires.
« En tant qu'employés d'Oracle, nous devons tenir nos dirigeants responsables du respect de leurs responsabilités éthiques. Le soutien financier d'Ellison à Donald Trump met en danger le bien-être des femmes, des immigrants, des communautés de couleur, de l'environnement, des communautés LGBTQ et trans, des personnes handicapées et des travailleurs du monde entier. De plus, son alliance avec cette figure ignoble et destructrice nuit à notre culture d'entreprise ainsi qu'à nos relations avec les partenaires et les clients. Nous demandons aux dirigeants de se joindre à nous pour nous opposer à l'association dommageable d'Ellison avec la campagne Trump et pour demander à Larry Ellison d'annuler l'événement de collecte de fonds qu'il prévoit d'accueillir dans son domaine de Coachella Valley en Californie le mercredi 19 février 2020 ».
Sources : mémoire de l'administration Trump, pétition des employés Oracle